L’homme qui fit parler les cartes

Jean-Baptiste Alliette, plus connu sous le nom d’Étteilla (anacyclique de son nom de famille), est l’un des personnages les plus fascinants du siècle des Lumières. Souvent oublié du grand public, il est pourtant le premier à avoir structuré et diffusé une méthode complète de tarot divinatoire, bien avant Papus, Wirth ou les tarologues modernes.

Né à Paris en 1738, Alliette n’est pas un noble, ni un érudit académique : il commence sa vie active comme marchand graissier (vendeur de produits alimentaires gras, comme les huiles et savons). Il exerce également comme colporteur, imprimeur, éditeur et même maître d’écriture.

Ces expériences commerciales l’introduisent dans des milieux populaires, où les jeux de cartes sont omniprésents. Peu à peu, sa passion pour la symbolique, l’ésotérisme et l’astrologie le pousse à explorer la cartomancie.

En 1770, il publie anonymement son premier ouvrage :

“Etteilla, ou manière de se récréer avec un jeu de cartes”.

Ce livre est révolutionnaire : c’est le premier traité imprimé décrivant comment tirer les cartes à des fins divinatoires, bien avant que le tarot ne soit associé à l’ésotérisme dans l’imaginaire collectif.

Il commence avec le jeu de 32 cartes classique, nommé « Le Petit Etteilla », mais s’intéresse rapidement aux tarots plus anciens, qu’il rebaptise Tarot Égyptien en leur donnant une origine prétendument sacrée.

Entre 1783 et 1790, il publie une série de cahiers (4 au total) et un ouvrage majeur :

Cours théorique et pratique du Livre de Thot (1790)

Dans ces textes, il affirme que le tarot est un héritage direct des prêtres égyptiens, transmis via Hermès Trismégiste (il anticipe les fantasmes de la franc-maçonnerie et du rosicrucianisme).

Il crée alors son propre jeu de cartes, qu’il nomme le Grand Etteilla :

• 78 cartes réorganisées,
• symbolisme astrologique, élémentaire, kabbalistique,
• numérotation propre (différente du Tarot de Marseille),
• illustrations conçues pour guider l’interprétation.

Antoine Court de Gébelin, pasteur protestant et encyclopédiste, publie en 1781 dans Le Monde primitif l’hypothèse selon laquelle le tarot serait un « livre perdu des anciens Égyptiens », l’œuvre sacrée du dieu Thot, transmise à travers les siècles sous forme de jeu de cartes.

Deux ans plus tard, Étteilla s’empare de cette intuition pour en faire un système opérationnel, structuré, concret. Il baptise son propre jeu Le Livre de Thot, en hommage direct à cette origine mythique.

Mais Étteilla affirme avoir commencé la cartomancie bien avant, dès 1751. Il publie alors un tarot entièrement repensé : cartes numérotées, mots-clés explicites, sens droit et renversé, méthodes de tirage codifiées.

Si une forme de rivalité se dessine dans leurs approches, Étteilla adresse une épître à Gébelin : une reconnaissance polie, mais aussi une affirmation de sa propre voie.

De cette rencontre d’idées naît le premier tarot conçu spécifiquement pour l’art divinatoire.

Étteilla meurt en 1791, à Paris, à 53 ans. Son décès passe relativement inaperçu dans une époque bouleversée par la Révolution française.

Mais ses écrits et ses méthodes lui survivront. Ses disciples continueront à publier sous son nom, et son influence sera revendiquée par tous les grands occultistes du XIXe siècle (Eliphas Lévi, Papus, Oswald Wirth…)

Jean-Baptiste Alliette fascine car il incarne :

• Le passage de la cartomancie populaire à une science occulte structurée ;
• L’union entre astrologie, kabbale, et tarot ;
• Une tentative sincère de sacraliser l’intuition, dans un siècle dominé par la raison.

Son Grand Etteilla reste aujourd’hui l’un des seuls tarots ésotériques originaux conçus dès l’origine pour la divination — et non comme un jeu ou une projection philosophique.